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mercredi 22 janvier 2014

CIRAD: L’agriculture écologiquement intensive, une utopie ?

Agriculture familiale et sauvegarde de la forêt en Amazonie. © Cirad, P. SistComment construire une agriculture capable de nourrir neuf milliards d’êtres humains à l’horizon 2050, leur fournir énergie et biomatériaux tout en préservant l’environnement?
Alors que l’agriculture des années 1950 répondait à l’unique objectif d’augmenter les rendements, celle qui se dessine aujourd’hui doit relever des défis multiples. Un milliard d’êtres humains souffrent de la  faim, l’environnement  se  dégrade, les  ressources  s’épuisent  et l’agronomie conventionnelle montre ses limites. C’est de ce terreau que nous devons faire naître un nouveau modèle agricole.
Une voie s’impose, celle de l’intensification écologique. Le Salon international de l’Agriculture 2010 était une belle occasion pour le Cirad de présenter ce mouvement émergeant. Une journée de tables rondes a permis  d’esquisser  les contours de l’agriculture écologiquement intensive et ses ancrages dans les multiples réalités de notre planète.

Morceaux choisis.
Une agriculture calquée sur la nature
Une première table ronde a été l’occasion de définir les multiples facettes d’une agriculture écologiquement intensive.
La nature fait bien les choses. Cet adage, bien qu’un peu éculé, pourrait résumer en substance l’approche de l’agriculture écologiquement intensive  (AEI).  Plutôt  que  d’artificialiser  un  milieu,  l’AEI  met  à  profit son fonctionnement naturel. Or, comme le souligne Michel Griffon, directeur général adjoint de l’Agence nationale de la recherche, « si on décide d’épouser un écosystème avec ses contraintes et ses fonctionnalités, on part forcément de la diversité écologique »Autrement dit, l’agriculture de demain sera multiple ou ne sera pas. Mais arrêtons là pour la théorie car selon Michel Griffon, « l’AEI se veut résolument pragmatique et non idéologique. Il existe déjà une gamme de techniques très nombreuses, j’en ai recensé près de 1 500 à utiliser selon les conditions locales ».Rien de tel qu’un tour d’horizon de quelques solutions pour saisir ce concept.
Ressusciter la terre
L’une d’entre elles mène à une véritable révolution dans le monde de l’agronomie : la fin du labour. Cette technique ancestrale est aujourd’hui remise en cause au profit du semis direct sous couverture végétale ou SCV.
De plus en plus répandue dans le monde, cette méthode met en œuvre trois grands principes : pas de travail du sol, un couvert végétal permanent (résidus de la culture précédente ou de plantes de couverture) et une succession culturale judicieuse. Les avantages sont nombreux : la litière nourrit les organismes qui font vivre le sol et améliorent sa fertilité, l’érosion est limitée, des économies sont réalisées en matière d’eau et de carburant et les rendements sont stabilisés voire augmentés, même sur des terres réputées incultes. Revers de la médaille, la  mise  en  œuvre  n’est  pas  toujours  simple  comme  en témoigne M. Rakotondramanana, directeur du Groupement semis direct de Madagascar (GSDM). « Le choix d’espèce de couverture, par exemple, est très délicat en altitude.  Si le paysan n’est pas bien formé il peut avoir du mal à maintenir son champ couvert, les mauvaises herbes se développent et il aura tendance à bêcher la terre pour les éliminer, anéantissant ainsi tous les bénéfices de cette technique culturale. »
Bonnes herbes contre mauvaises herbes
En matière de lutte contre les mauvaises herbes, l’AEI propose d’exploiter les propriétés dites allélopathiques  de  certaines  plantes.  Des  espèces comme le sorgho ou le sarrasin sécrètent des molécules qui se comportent comme  des herbicides naturels. « Nous en sommes encore aux balbutiements des connaissances pour tirer parti de ces  phénomènes allélopathiques », précise Jean-Claude Quillet, agriculteur en  Indre-et-Loire.  Un  vaste  champ  de recherche reste à explorer pour réduire l’utilisation d’herbicides et de fongicides, mais l’esprit de l’AEI est bien là, s’inspirer de la nature en introduisant des espèces utiles.
Quand l’agriculture mime la forêt
Une autre pratique culturale emblématique de l’AEI est l’agroforesterie. Elle est naturellement née dans  les régions  où l’écosystème naturel est la forêt. Ainsi, cacaoyers et caféiers sont associés à des arbres forestiers et fruitiers ou à des essences de la famille des légumineuses qui ont l’avantage de fixer l’azote de l’air pour en enrichir le sol. Dans ces agroforêts, cacaoyers et caféiers ont des rendements parfois moindres qu’en culture intensive, mais ils produisent bien plus longtemps et nécessitent beaucoup moins d’intrants chimiques. Qui plus est, le café obtenu dans ces conditions est de meilleure qualité et se vend plus cher ! Ces agroforêts offrent aussi d’autres ressources aux agriculteurs, comme les fruits, le bois d’œuvre, les produits médicinaux, les ressources de chasse. Elles protègent également les sols de l’érosion, empêchent même la prolifération de certains ravageurs, préservent la biodiversité et stockent le carbone.

définition
Agriculture écologiquement intensive
Mouvement et ensemble de pratiques agricoles inspirées de l’agroécologie et de l’agriculture de conservation. L’expression a vu le jour lors du Grenelle de l’Environnement en 2007. En profitant des fonctions naturellement productives d’un écosystème et en les optimisant, il apparaît possible d’obtenir des rendements comparables à ceux de l’agriculture conventionnelle tout en réduisant le recours aux intrants chimiques et la dégradation de l’environnement.

L’AEI contre le réchauffement
En  effet,  comme  le  rappelle Anne  Gouyon,  fondatrice  du cabinet de conseil en environnement BeCitizen, « le principal outil naturel de stockage du carbone atmosphérique est la photosynthèse ».Dans son ouvrage Réparer la planète 1 , elle montre qu’il suffirait de doubler le taux de matière organique dans toutes les terres cultivées du monde pour capter l’ensemble du CO2 rejeté dans l’atmosphère depuis le début de la révolution industrielle !
Pour Jacques Wery, directeur de département à SupAgro Montpellier, il faut davantage considérer les parcelles du point de vue des flux de matière organique, d’eau, etc. « Les systèmes de culture ont une fonction de production et, de fait, sont exportateurs de biomasse contrairement aux écosystèmes naturels », précise-t-il. Une agriculture écologiquement intensive implique que les paysans ne gèrent plus de simples techniques mais des processus globaux. « C’est une nouvelle manière de penser l’agronomie, aussi bien pour les producteurs que pour les chercheurs », ajoute Jacques Wery.
Pesticides sur le déclin
C’est  aussi  la  fin  du  recours  systématique  aux  méthodes radicales comme les pesticides. Selon Philippe Lucas, directeur de recherche à l’INRA, « la plupart des alternatives aux pesticides connues à ce jour ont des efficacités partielles, nous devons donc apprendre à les combiner. » C’est ce qu’on appelle la lutte intégrée. Le concept a déjà près de 40 ans, mais beaucoup de progrès restent à accomplir. Parmi  les alternatives citons la lutte biologique ou « protection biologique » selon les termes employés par Philippe Lucas : « Plus qu’une histoire de sémantique, c’est surtout une autre manière de poser le problème. Il faut prévenir les dégâts pour les retarder au maximum afin de n’utiliser les pesticides qu’en dernier recours. »
L’éloge de la complexité
Combiner, anticiper, observer, adapter… De manière générale, les agrosystèmes écologiquement intensifs sont plus complexes car ils regroupent davantage d’espèces qu’un champ cultivé en agriculture conventionnelle. Or, c’est un fait avéré, plus il y a de biodiversité, plus le système est productif et résilient aux aléas climatiques ou aux attaques de ravageurs et maladies. Cette complexité doit être acceptée et même  recherchée.  Les  agriculteurs  vont  un  peu  moins mouiller leur chemise et solliciter davantage leurs cellules grises !
1.Réparer la planète : la révolution de l’économie positive,de Maximilien Rouer et Anne Gouyon, ÉditionsJ.-C. Lattès-BeCitizen.
Quelle politique pour encourager l’AEI ?
Au centre des questions de la deuxième table ronde :
les politiques d’accompagnement à mettre en œuvre pour réformer l’agriculture.
Changer ses habitudes et techniques suppose une prise de risque pour l’agriculteur. L’audace  est d’autant plus périlleuse que la majorité des paysans de la planète sont pauvres. D’un côté, ils ne doivent pas se retrouver seuls face à tant d’incertitudes, de l’autre, la société a un devoir envers cette profession à haute responsabilité sociétale et environnementale. Sans appui des politiques publiques, les techniques de l’agriculture écologiquement intensive (AEI) ne sauraient essaimer.
L’exemple du Laos
En la matière, le Laos fait figure d’exemple puisque le gouvernement œuvre depuis une dizaine d’années pour diffuser, avec  l’aide  du  Cirad,  le  semis  direct  sous  couvert  végétal (SCV). La méthode est une aubaine pour les sols montagneux de ce petit pays d’Asie du Sud-Est qui sont, chaque année, dégradés par de violentes moussons. Le ministre de l’Agriculture et des Forêts laotien, Sitaheng Rasphone, constate que « le pays n’a pas le choix si il veut conserver son patrimoine terre. Et celui-ci est d’autant plus précieux que 80 % de la population vit de l’agriculture ».Les agronomes ont expérimenté avec succès le SCV sur les parcelles de  nombreux paysans partenaires travaillent à la diffusion de ces techniques. « Les projets pilotes initiés dans la zone de frontière avec la Thaïlande ont rapidement convaincu les agriculteurs », atteste le ministre laotien. Aussi le gouvernement a-t-il décidé d’étendre la méthode à tout le pays et de l’enseigner dans les établissements agricoles. Aujourd’hui, le principal enjeu reste de trouver les moyens d’impliquer le secteur privé dans le développement et la diffusion du SCV, car au Laos les systèmes en monoculture intensifs sont financés par des investisseurs privés. Certes, le profit des cultures en SCV est moindre sur le court terme mais il y a une garantie de récolte plus stable et plus importante à moyen et long terme.
Services écologiques contre paiements
Purification de l’eau, rechargement des nappes phréatiques, stockage du carbone, limitation de l’érosion, conservation de la biodiversité, maintien des paysages, les nombreux bénéfices offerts à l’environnement par l’AEI pourraient constituer un levier pour accroître sa diffusion. Depuis 1997, au Costa Rica « la loi permet le paiement de quatre services écologiques au plan national : le stockage de carbone, le maintien de la biodiversité, la régulation de l’eau et la beauté des paysages »explique Bruno Locatelli, chercheur au Cirad. L’argent provient des finances publiques et est issu d’une taxe sur les hydrocarbures. Des rétributions sont également fournies par le  privé : des gestionnaires de barrages hydroélectriques passent par exemple contrat avec des agriculteurs pour que ceux-ci plantent des arbres dans leur parcelle, l’érosion ainsi réduite  limitant  l’ensablement  des  barrages.  Ailleurs,  des sociétés liées au tourisme rétribuent les paysans pour le maintien d’un paysage esthétique. Ces paiements permettent aux cultivateurs de surmonter la barrière psychologique que représente des changements de techniques mais aussi l’obstacle financier en offrant une source de revenus supplémentaire.
Et si le Costa Rica inspirait la PAC ?
Pour Bruno Locatelli, « la recherche doit se pencher sur les possibles montages institutionnels entre producteurs de biens environnementaux et bénéficiaires ».En Europe, ce système de rétribution pourrait  inspirer  la  réforme  de  la  Politique  agricole  commune (PAC) prévue pour 2013. Avec un budget annuel de 55 milliards d’euros, la PAC peut constituer un outil très précieux pour inciter et aider les paysans à adopter les techniques de l’AEI en développant ce système de payement de services écologiques. Mais les contextes politiques et économiques ne sont pas toujours aussi favorables qu’en Europe comme nous le rappelle Benoît Faucheux, conseiller du ministre de l’Agriculture d’Haïti : « Le pays importe près de 60 % de sa nourriture, et suite au terrible séisme de janvier dernier, l’agriculture est le premier secteur économique à reconstruire.
Étant donné les très faibles capacités d’investissement, le modèle de l’AEI est pertinent dans la mesure où les paysans n’ont même pas de quoi payer des intrants.  » Des  programmes de recherche sont en cours avec le Cirad.
Plus de régulation internationale
Pour Patrick Caron, directeur scientifique au Cirad, « les émeutes de 2008 nous ont prouvé que la sécurité alimentaire ne peut pas être assurée par le seul marché international. »
Pourquoi ne pas imaginer un marché spécifiquement destiné aux produits agricoles afin d’assurer la stabilité de ce secteur ?
De nombreuses questions restent ouvertes. Elles sont autant de raisons pour appréhender les politiques d’accompagnement et les mécanismes de régulation internationale comme de véritables objets de recherche.
Paroles d’agriculteurs 
Témoignage de deux précurseurs français du semis direct sous couverture végétale
  • Jean-Claude Quillet, céréalier  installé  près  de Tours  (Indre-et-Loire)
« Je me suis mis au SCV après un voyage en Amérique du Sud. Premier choc en Argentine où j’ai pu voir du soja semé directement derrière la moissonneuse à même la paille ! Puis, j’ai été réellement convaincu au Brésil, en visitant les plates-formes de Lucien Séguy du Cirad. Aujourd’hui, il devient très difficile de discuter avec nos collègues qui labourent toujours, nous travaillons si différemment que nous ne nous comprenons plus. Pour un agriculteur, l’idée de ne pas intervenir sur son sol est extrêmement difficile à admettre.
Mais plusieurs centaines de collègues visitent tout de même mon exploitation chaque année. Récemment, un de mes salariés s’est installé à son compte et n’a pas hésité un seul instant à adopter le semis direct, ça marche à merveille. »
  • Philippe Pastoureau, agriculteur à Tassé (Sarthe)
« À chaque pluie, j’observais ma terre partir dans les fossés. En 1995, avec quelques-uns de mes voisins, nous avons décidé d’arrêter le labour pour faire de la technique culturale simplifiée mais mon sol s’est tassé et a été rapidement envahi de mauvaises herbes. En 2000, commença une phase cruciale de remise en question, j’appelle ça le « décompactage de cerveau » ! Nous sommes allés observer les méthodes de pionniers comme Jean-Claude Quillet. Puis en 2002, Odette Ménard, une agronome québécoise, nous a expliqué la biologie des vers de terre. Ce sont eux qui assurent désormais l’aération de nos sols. Pour nourrir ces vers, 40% de la surface du sol doit être couverte au moment du semis. C’est très difficile pour un agriculteur de voir sa terre recouverte de résidus. Nos champs n’ont plus la même apparence, il faut habituer notre regard, l’essentiel est que la récolte soit belle durablement. »
Interview
Questions à Michel Griffon, directeur général adjoint de l’Agence nationale de la recherche, insiste
sur le rôle de la formation et la proximité entre chercheurs et agriculteurs.
Quels moyens ont les États les plus pauvres d’accéder à une agriculture écologiquement intensive ?
Dans ces pays où la capacité d’épargne et d’investissement est très faible voire nulle, il faut des techniques à faible coût fondées sur l’utilisation des fonctionnalités des écosystèmes ce qui suppose un recours important à la formation. L’autre réponse est l’utilisation intensive de la main-d’œuvre. Mais passer de la perspective conventionnelle à l’« écologie intensive » signifie sans doute que les modes de transition pourraient être relativement lents.
N’y  a-t-il  pas  aussi  des  mutations  nécessaires  à  l’échelle mondiale ?
Effectivement. Ces techniques ne pourront décoller dans les pays pauvres qu’à la condition d’une rupture complète dans les  politiques  agricoles.  Plutôt  que  de  privilégier  des  prix alimentaires bas dans les villes, comme c’est le cas actuellement, il faut préférer de meilleurs prix agricoles pour les paysans. Cependant, renoncer à ce « biais urbain » des politiques  risque  d’être  extrêmement  difficile.  Ensuite,  il  faut favoriser les investissements agricoles issus généralement de l’aide internationale. Et encore une fois, la formation est une étape obligée, notamment chez les jeunes générations.
Quel est le rôle de la recherche par rapport à ces futurs agriculteurs ?
Elle doit fournir des références, des cahiers de bonnes pratiques, recenser les bonnes idées, les innovations et mettre le tout à disposition des uns et des autres. Sa deuxième mission consiste à travailler directement avec les agriculteurs, à suivre leurs intuitions et à les expérimenter. Bref, se mettre véritablement au service des agriculteurs et de leurs modes de pensée. Il s’agit d’un fonctionnement assez différent de ce qui se pratique généralement. Jusqu’à présent, la recherche créait des gammes de techniques et les adaptait aux conditions locales. Désormais, ce sont les spécificités locales qui doivent inspirer les techniques, si bien que la véritable ingénierie des systèmes de production se trouve entre les mains des agriculteurs.
Cela  signifie-t-il  que  toutes  les  innovations  viendront  du monde paysan ?
En partie. La recherche gardera aussi sa fonction d’inventivité propre à partir de son propre parcours intellectuel. Il faudra aussi nécessairement des recherches pour lever des verrous technologiques. Par exemple, il y a un volet très important qui devrait se développer sur de nouveaux types de pesticides biomimétiques, c’est-à-dire qui imitent ce qui existe dans la nature. La recherche « high-tech » a donc aussi toute sa place.
En réalité, c’est le positionnement des chercheurs qui doit changer dans la mesure où ils doivent travailler davantage en fonction des besoins réels des agriculteurs.
source: http://www.cirad.fr/l-agriculture-ecologiquement-intensive-une-utopie

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